Un travail qui fait œuvre

Un travail qui fait œuvre
par Éric Lecerf

ATTENTION ET VIGILANCE
LES DEUX LIMITES DU TRAVAIL CHEZ SIMONE WEIL

Son travail, comme vous le savez, avait toujours fait partie de sa religion,
et dès l’enfance il avait vu clairement que faire un bon ouvrage
de charpentier était la volonté de Dieu. C’était la forme
de la volonté de Dieu qui le concernait le plus immédiatement.
Mais désormais il n’y avait plus, au-delà de cette réalité manifeste,
de place pour le rêve, plus de loisir dans l’univers du travail quotidien,
plus d’instant dans le lointain où le devoir retirerait cuirasse
et gantelet de fer pour l’étreindre doucement et lui accorder le repos.
Adam Bède, de George Eliot

Le parcours philosophique de Simone Weil est d’une telle richesse qu’il a été source d’inspiration pour des personnes adoptant sur la vie, sur l’esprit de la communauté et la place des individus, sur l’histoire des sociétés et le destin de la culture, des points de vue assez éloignés pour que l’idée de les faire dialoguer puisse relever de la plus parfaite incongruité.

Ainsi, si la tombe de Georges Sorel a été fleurie dans l’entre-deux-guerres par des représentants de l’Italie fasciste, de la Russie soviétique ou des syndicats français, si gentilshommes aux cannes plombées de l’Action Française, paillards aux pavés volants de la Fédération Anarchiste ou encore administrateurs laïques et républicains des facultés de sciences humaines ont pu rivaliser d’ingéniosité pour recueillir l’héritage de Proudhon, l’œuvre de Simone Weil a parfois été soumise à semblable distorsion, si ce n’est que les imbéciles de chaque camp se sont le plus souvent réfugiés derrière l’idée qu’il convenait de ne retenir d’elle qu’une partie de ses écrits.

Mystique contre politique, engagement contre ascèse, La pesanteur et la grâce contre La condition ouvrière : tous ceux qui ont pris le parti de faire expérience des textes de Simone Weil savent que rien n’est plus stupide – et surtout plus contraire à sa philosophie – que cette série d’oppositions. Pour rompre avec ce type de divertissement, il suffit de rappeler que, quel qu’ait été l’objet de son questionnement, quelles qu’aient été les modalités argumentatives par lesquelles elle a pu tenter d’ouvrir une voie vers une vérité qui, chez elle, ne saurait en aucune circonstance se réduire en une formule, quelle qu’ait été l’intentionnalité du geste qui l’a contrainte à se porter toujours là où l’exercice de la pensée était périlleux, il est une question qui est demeurée constamment présente, au point d’ailleurs de constituer le foyer de son inquiétude philosophique : à savoir le travail. Comme l’écrit très justement Robert Chenavier, « il n’y a pas une philosophie du travail chez Simone Weil, mais sa philosophie est une philosophie du travail » 1. Ce qui revient à dire aussi que cette philosophie perdrait tout son sens si le travail en était retiré. Ainsi, il n’est pas de notion qui, soumise au travail de Simone Weil, pourrait être vraiment comprise, voire simplement posée comme notion investie d’un sens particulier, si on s’autorisait à l’extraire d’un mode d’appréhension du réel dont le travail constitue, plus encore qu’un référent obligatoire, mais une sorte de déterminant axiomatique autour duquel tout autre élément viendra, à un moment où à un autre, s’agréger ; que ce soit dans le champ politique ou dans la sphère des recherches mystiques ; que ce soit par le fait de cette rationalité discursive qu’elle a héritée de son maître Alain, ou par cette forme anti-prospective de l’intuition dans laquelle elle a progressivement appris à reconnaître l’élément le plus élevé de la connaissance.

De la même façon que Bergson nous explique s’être définitivement éloigné de la pensée de Spencer lorsqu’il s’est rendu compte que le temps n’y comptait pour rien 2, on pourrait assez bien imaginer le peu d’intérêt porté par Simone Weil à toute philosophie d’où le travail aurait été absent. Pour prendre un exemple assez significatif, on pourrait dire que, si l’absence d’intérêt que Bergson a pu porter à la philosophie de Schopenhauer est assez surprenante, elle est pleinement justifiée dans le cas de Simone Weil si l’on s’en tient aux exigences propres à son inquiétude philosophique. Quoique, une simple immersion dans ses cahiers tendrait à réfuter cette assertion tant il est vrai que chacune des pièces qui constituent cette œuvre comme labyrinthe témoigne d’un intérêt qu’on sent irréductible à un genre ou à une discipline, à une orientation de pensée ou à un style. Les sources, les modes d’expression, y sont à ce point variés que seules deux lectures semblent pouvoir s’y frayer un droit de passage : une lecture scrupuleuse et méthodique, d’une part, qui relève les chemins d’analogie et les perspectives brisées ; la lecture poétique du promeneur, d’autre part, qui n’a d’autre chemin à suivre que celui où il sent poindre un fil de beauté. En clair, deux lectures qui suffiraient déjà à introduire ces deux formes de l’attention, attention discursive et attention intuitive, entre lesquelles la pensée de Simone Weil n’a cessé de vouloir positionner les possibles inscriptions du travail, des plus concrètes jusqu’aux plus métaphysiques.

Mais même dans cet éventail étonnant des références qu’a pu mobiliser Simone Weil – éventail de lectures auquel je ne connais d’autre équivalent que celui dont Marx s’est servi pour nourrir son matérialisme historique – quelque chose apparaît par quoi se manifeste le propre de cette inquiétude philosophique. Cet élément susceptible de la rendre reconnaissable de toute autre – et notamment de l’auteur du Capital – tient à l’écart qu’elle ne cesse de produire vis-à-vis des possibilités qu’a la philosophie de subsumer le travail. Car s’il y a lieu de penser que la philosophie de Simone Weil est bien une philosophie du travail, cela doit s’entendre avec la même implication que lorsqu’on associe au nom de Wittgenstein une philosophie du langage. C’est-à-dire que, non seulement elle fait jouer sur le travail toutes les catégories que lui a transmises la tradition philosophique – ce qui compte tenu de la mise hors champ du travail effectué par les maîtres de cette tradition est déjà un geste conséquent – mais le travail devient l’enjeu central d’une expérience dont la philosophie elle-même se fait le témoin, au sens chimique du terme. Ce qui revient à dire que la vérité du travail que s’est employée à traquer Simone Weil ne saurait mieux advenir que dans les transformations opérées sur les catégories classiques de la tradition philosophique lorsqu’elles ont été convoquées pour concevoir ou représenter le travail.

Le travail, foyer de l’expérience philosophique

Par la nature de son questionnement, Simone Weil ne semble pas avoir eu pour priorité de produire ce que l’on pourrait nommer un savoir positif sur le travail. Et ceci même si elle n’a jamais révoqué, ni par principe ni dans les faits, les éléments constitutifs d’un tel savoir. Elle les a étudiés, les a parfois utilisés, notamment pour tout ce qui pouvait se rapporter aux transformations des modes de production et à la technicité des nouvelles machines. Il est néanmoins assez significatif de voir que ses définitions du travail peuvent paraître assez fluctuantes, ou en tout cas moins déterminées que cela peut se présenter dans la plupart des traités philosophiques dès lors qu’il s’agit de produire LA bonne définition du travail. Chez elle, il y a toujours dans le travail source d’une contradiction dont témoigne parfaitement cette note extraite de l’un de ses derniers cahiers : « Le réel dans la perception, ce n’est pas l’effort, mais la contradiction éprouvée dans le travail » 3.

Traversant son œuvre, on rencontre des médiations opérées entre le projet et son effectuation qui paraissent devoir occuper une place déterminante ; puis on tombe sur une pénibilité de l’accomplissement qui semble mieux à même d’en rendre raison. Le travail n’est jamais réduit à l’échange salarié, mais apparaît, en certaines occasions, singulièrement tenu dans une sphère des besoins dont le salariat est la dernière qualification en date 4. De la rationalité du travail qui s’entend originellement dans une nécessité destinée à être transformée, dépassée ou accomplie, en une liberté, intervient au fil de son œuvre une série d’oppositions entre diverses formes de nécessité, finalement cristallisées dans l’opposition, non pas entre une nécessité intérieure et une nécessité extérieure, ni même entre une nécessité exercée et une nécessité subie, mais plutôt entre une nécessité pure au sein de laquelle corps et esprit se rejoignent – comme si deux se divisait en un – et une nécessité sociale qui fait autant jouer l’extension économique du besoin vers le désir que tous les phénomènes intersubjectifs dont le concept classique de sympathie peut rendre compte.

Cette pensée dynamique du travail tient ainsi sa pleine valeur d’expérience de cet engagement de soi. Elle fait accéder à un savoir qui est lui-même configuré par l’investigation dont il est issu, c’est-à-dire qu’il ne consiste en aucune façon à ajouter une nouvelle couche de connaissance sur une conscience qui relèverait dès lors du millefeuille, mais procède à l’inverse d’une sorte de transsubstantiation permanente de sa conscience qui implique que rien n’y est jamais d’emblée réglé des conflits entre temps et espace, entre sensible et discursif, entre la pensée et l’action. Si philosopher n’a de sens que dans ce consentement à se reconnaître « transformé » par l’expérience du texte, replacer cette expérience sur le travail conduit à s’interroger sur les mécanismes internes de cette expérience et, ce faisant, à admettre que c’est notre qualité de sujet potentiel qui est soumise à semblable transformation. Un peu comme si l’objectivation propre à tout travail s’appliquait ici au sujet qui, dans le secret de ses délibérations, avait cru pouvoir établir des critères absolus de distinction entre sujet et objet. Pour prendre une figure grammaticale, nous pourrions dire qu’une saisie parfaite du verbe travailler dans l’œuvre de Simone Weil devrait nous contraindre à inventer une sorte de quatrième voix propre à instruire la règle d’accès à une plénitude d’où le sujet serait absent en tant que tel. Ainsi, après l’accès direct de la voix active qui travaille, la position de quasi-réciprocité de la voix passive qui se place du côté de l’objet qui est travaillé, et cette réflexivité qui introduit le paradoxe de ce qui se travaille, nous devrions nous référer à un sens qui pourrait nous amener à l’extravailler, et ceci non pas comme une négation de l’un des trois sens précédents, mais comme un accomplissement de ce « jet » initial de l’intuition dans lequel sujet, objet et projet, coïncident encore.

La philosophie de Simone Weil est une philosophie du travail dans la mesure où c’est la pénétration des apories du travail qui l’a amenée à consentir à une totale métamorphose de sa philosophie, et non pas une évolution politico-religieuse qui l’aurait amenée à adopter une série de points de vue différents sur le travail. De son engagement auprès des éléments les plus révolutionnaires du syndicalisme ouvrier jusqu’à sa totale implication dans un chemin de spiritualité, il ne semble pas possible de trouver d’autre ligne directrice que cette inquiétude philosophique du travail. Inquiétude philosophique, en effet, dès lors que c’est le salut même de la philosophie qui est engagé dans cette expérience de pensée dont le travail continue d’être l’enjeu décisif. Un salut qui doit d’ailleurs s’entendre de plusieurs façons et qui, sans qu’il soit besoin d’y adjoindre un quelconque support religieux ou politique, doit continuer d’être source d’inquiétude pour tout philosophe pour peu qu’il se sente engagé par sa parole. C’est effectivement dans cette inquiétude du travail, diffuse et par bien des côtés contradictoires, que la société tend à se dissoudre comme simple confrontation des visées solitaires et désirantes des hommes. C’est en elle, aussi, que cette même société tend à se recomposer dans un souci commun d’assumer les contradictions inhérentes aux conflits relevant de la nécessité 5. Il y aurait ainsi une incapacité tragique de toute philosophie à concevoir sa propre relation au réel si cette question demeurait absente de ses préoccupations. Nous ne sommes même pas ici dans le registre de cet « abandon de poste » mis en scène par Paul Nizan 6 qui présuppose une intention servile de la philosophie et implique donc que soit préalablement établie une claire conscience de l’élément à mettre à l’écart. Chez Simone Weil, cette omission, fatale, du travail, devrait plutôt être considérée comme une réelle incapacité, la conséquence logique d’une éviction théorique originelle d’où la modernité serait elle-même issue 7. Ainsi donc, une philosophie qui ne se penserait pas elle-même comme un travail en serait réduite à une parfaite impuissance en raison même de cette série d’apories et de contradictions qui font, que pour reprendre Michel Foucault, le travail doit être entendu comme un « quasi-transcendantal » 8.

Cette dernière définition produit au demeurant un paradoxe étonnant qui fait que, dans le fond comme dans la forme, quelque chose du travail y est vraiment atteint, peut-être du simple fait qu’il ne saurait être possible, dans l’ordre du transcendantal, d’accueillir la moindre de ces restrictions dont fait état le « quasi » foucaldien. Comme chacun le sait sans l’avoir jamais expérimenté, on est tout à fait dans le transcendantal, ou on n’y est pas du tout. Se tenir dans le « quasi-transcendantal », ce n’est en aucune façon s’en approcher, mais cela équivaut plutôt à être condamné à s’en tenir toujours éloigné par l’irréductible distance d’une infime proximité. Le travail, comme « quasi-transcendantal », renvoie ainsi sur un des motifs premiers de l’inquiétude philosophique rapportée au travail : à savoir que, si aucun travail ne saurait s’inscrire sous un registre de plénitude, aucun travail non plus n’est étranger à la recherche de cette même plénitude. D’une certaine façon, tout travail concourt à construire un horizon qui ne cesse de se modifier – voire qui ne cesse de se corrompre – au gré de ses effectuations ; mais qui néanmoins, dans cette corruption même de l’intention qui l’a fait advenir, offre de nouvelles virtualités pour l’inscription d’autres horizons. Le travail est l’essence même de ce « quasi », de cette approche infinie d’un point qui, une fois atteint, nous rappelle qu’il n’est lui-même qu’un point intermédiaire. Quand il ne nous désigne pas comme but l’un de ces points que nous avons cru avoir traversé lors de notre progression. Le travail est le registre même du « quasi » car, au-delà de ses implications concrètes ou socio-économiques, il tend toujours, non seulement à corrompre la matière qu’il est voué à transformer pour atteindre son but, mais car il réinvestit ce but lui-même d’un sens nouveau dans lequel viennent se confronter transformation et réalisation, actualisation et extériorisation de soi.

Confronté à cette aporie d’un « quasi » qui tend à se constituer en limite infranchissable, le premier tort serait d’en vouloir triompher trop rapidement par l’invocation d’une figure du destin telle celle mise en scène par le mythe de Sisyphe. Au-delà de la clôture de sens inhérente à chaque figure mythique, il en sortirait surtout une totale confusion entre le travail et l’existence qui en viendraient à s’auto-conditionner, jusqu’à rendre impossible toute pensée effective du travail, car il n’y a pas un simple écart entre le travail et l’existence, mais une divergence totale des orientations par lesquelles la philosophie se définit comme expérience totale de pensée. On pourrait ainsi dire que ce qui distingue fondamentalement le travail de l’existence, hors de toute référence à la finalité, c’est déjà que l’existence constitue pour elle-même son propre plan de discussion ; ou plutôt qu’elle rapporte à elle tous les plans de discussion possibles, tandis que le travail tendrait pour sa part à nous faire traverser des plans distincts entre lesquels il finit non seulement à établir des liens, mais par se constituer lui-même en lien. De ces plans, nous pourrions en retenir quatre qui ne sont pas absolus – chacun produisant pour lui-même sa propre hiérarchie – et qui sont placés dans une disposition où de nombreuses interférences viennent les faire se croiser en autant de points qu’il y a d’occasions de qualifier notre agir par l’invocation du verbe travailler.

– Le premier plan sera bien sûr celui où le travail nous fait nous confronter à la sphère des besoins ; besoins dont il n’est pas utile ici de distinguer ceux qui relèveraient de la plus stricte nécessité de ceux qui porteraient déjà vers l’accomplissement d’une nécessité recomposée dans le désir 9.

– Le second plan sera celui du pour soi, de l’expérience formatrice, d’un travail qui, consciemment ou non, tend à s’ontologiser jusqu’à constituer l’un des principaux composants de notre personnalité 10.

– Le troisième plan sera celui de la sociabilité, d’un accès à autrui rendu nécessaire dans le travail ; quand le travail n’en est pas le mobile explicite et que le langage lui-même n’en constitue pas un dérivé naturel de la division du travail.

– Le quatrième plan sera celui de la valeur, d’une valeur intrinsèquement polysémique qui doit tout autant s’entendre par une mise en valeur de tout ce à quoi le travail se confronte (matière, temps, espace, existences) que par la constitution de valeurs symboliques, morales ou économiques auxquelles le travail, d’une façon ou d’une autre, donne accès.

Tout « procès » du travail doit effectivement intégrer chacun de ces plans. Et ceci quelle que soit l’intention qui l’a rendu nécessaire ; quelle que soit aussi la nature du lien social à partir duquel il est instruit ; quelles que soient enfin les limites au sein desquelles on cherche à le tenir. Quiconque s’est un tant soit peu intéressé à la question du chômage sait que ce qui en constitue le drame tient précisément à cette traversée constante de ces plans sur lesquels il signifie une perte ou un manque dont ni l’économique ni le social ne suffirait à rendre compte, alors même qu’ils y tiennent une part déterminante. Quiconque a fait l’effort de mener une recherche sur l’esclavage sait que, dans ce rapport singulier au travail qui y est induit, ce qui fait défaut, hors des libertés civiles, c’est précisément la possibilité de passer d’un plan à l’autre. C’est au demeurant une des raisons pour lesquelles il y a une différence de nature entre l’esclavage et l’oppression, et certainement pas d’intensité. Le travail de l’esclave est par définition univoque, ou, s’il ne l’est pas, cela tient à l’application de l’une de ces maximes grâce auxquelles les stoïciens ont appris aux esclaves à faire imploser de l’intérieur – c’est-à-dire par un souci d’intériorité – le statut qui leur était imposé.

La philosophie de Simone Weil est ainsi exemplaire d’une pluralité des angles d’attaque par lesquels elle a cherché à traiter la question du travail. Elle s’est toujours placée en des instances de discussion où plusieurs plans étaient mobilisés, et ceci dès les premiers moments de son engagement. C’est au moins en partie parce qu’elle avait choisi de mobiliser ce mode de compréhension transversale du travail qu’elle a pu se montrer extrêmement critique envers le productivisme socialiste, non pas pour des raisons, certes déterminantes de droit ou de liberté individuelle, mais en raison même du refus de traiter les apories du travail que les marxistes avaient hérité de leur lecture de Misère de la philosophie 11. C’est aussi en raison de cette mobilisation transversale qu’elle a été l’une des principales philosophes à ne pas fonder sa critique du travail sur une division entre travail intellectuel et travail manuel, et peut-être de façon plus singulière encore entre le travail de l’artiste et celui de l’artisan, opposition dont nous allons maintenant parler afin de rendre compte de cette distinction entre attention et vigilance.

L’attention et sa thèse

Pour Simone Weil, cette distinction entre l’artiste et l’artisan est moins franche qu’elle n’apparaît de façon assez générale dans la philosophie classique pour qui l’artisan inscrit son geste dans un souci de répétition, tandis que l’artiste s’emploie précisément à introduire des éléments d’inédit 12. Là où tous établissent une distinction de nature, Simone Weil perçoit plutôt une simple question d’intensité, le travail de l’artiste constituant une sorte de limite extrême et quasi-parfaite de cette attention qui traverse tout son dispositif d’analyse du travail ; ou plutôt qui sert de témoin permanent et dynamique dans cette espèce de protocole d’expérimentation qui lui sert tout à la fois à penser le travail en philosophe et à rétablir la philosophie elle-même dans sa qualité première de travail.

Pour comprendre ce phénomène de l’attention qui, depuis Descartes, entretient entre sensation et volonté une place où la liberté se montre et se démontre, Simone Weil déplace ainsi les frontières établies et, au lieu d’opposer travail intellectuel et travail manuel, elle mobilise tout autant son expérience d’ouvrière, courant derrière un rendement tout à fait hors de ses compétences, que son expérience d’étudiante et de professeur qui sait que le travail philosophique peut lui aussi produire ses propres mécanismes de répétition. Dans un cas comme dans l’autre, elle s’applique à dégager du travail les éléments propres à identifier ce qui rend possible – ou impossible – l’accès à une attention qui entretient effectivement avec le travail une relation dialectique 13. Comme elle l’écrit dans l’un des premiers textes qu’elle publia pour Alain, De la perception ou l’aventure de Protée 14, le travail trouve sa première définition, voire même son principe premier, dans le décalage qu’il introduit entre la perception et l’action. Travailler, ce n’est pas répondre à une stimulation quelconque, c’est produire une série d’actes qui, pris séparément les uns des autres, n’entretiennent aucune relation avec la finalité première de l’action. L’attention apparaît d’emblée comme résultante et condition de possibilité de ce décalage inaugural. Sans elle, le travail n’est pas possible car rien ne saurait relier le sujet à la matière qui lui est tout à la fois hostile et néanmoins forte des qualités au sein desquels il vient puiser sa puissance d’être. Mais c’est néanmoins dans cette forme singulière de l’agir qu’elle passe du stade de simple tension physiologique pour arriver à substantialiser temps et espace jusqu’à leur attribuer cette valeur de paramètres indispensable pour que toute forme d’action sur quelque matière que soit devienne travail. Le séjour en usine de Simone Weil 15 doit ainsi être entendu comme une expérience philosophique – au sens le plus fort du terme – ayant pour objet l’attention prise dans l’une de ses contradictions les plus décisives pour l’avenir du travail, et ceci bien au-delà de la seule condition ouvrière puisque, comme cela a déjà été souligné, le travail est une mobilisation de l’être qui dépasse le cadre de l’activité salariée.

Il convient ainsi de prendre au sérieux Simone Weil lorsque, le 20 juin 1934, elle justifie le congé qu’elle demande à son administration en invoquant son désir de « préparer une thèse de philosophie concernant le rapport de la technique moderne, base de la grande industrie, avec les aspects essentiels de notre civilisation, c’est-à-dire d’une part notre organisation sociale, d’autre part notre culture ». À l’inverse des expériences d’établissement en usine pratiquées dans les années soixante et soixante-dix, le militantisme politique ou syndical en est totalement exclu. Seule compte cette observation sur soi et sur les autres d’une attention qui, soumise aux nouvelles conditions de la production, tend à se transformer en son contraire ; c’est-à-dire à être instrumentalisée jusqu’au point où rien d’elle ne persiste, sinon une dépense totale d’énergie. Rien n’est plus marquant dans l’ensemble des textes de Simone Weil – dans ses articles aussi bien que dans ses cahiers – que cette angoisse de voir l’attention ainsi rendue impossible par cette pression constante d’un rythme étranger à toute conscience humaine. Les occurrences, directes ou implicites, de l’attention sont multiples, notamment dès lors que sont évoquées les conditions de sa suspension : toutes ces règles qui contraignent les ouvriers à ne rien laisser d’eux, corps et esprit, qui puisse encore déroger à l’ordre de la vitesse, à cette position de rouage humain de la machine. De cet état de « bête de somme » qui ne saurait plus entretenir d’autre projet que d’éviter la douleur et d’autre espérance que de se laisser glisser dans le sommeil le plus lourd, il n’y a pour elle rien de plus à dire sinon qu’il porte en lui le degré le plus prononcé d’un avilissement dont l’esclave demeure le modèle absolu.

À travers ce travail de l’attention, la connaissance visée par Simone Weil est assez proche de cette connaissance de soi dont parle Jacques Rancière dans La nuit des prolétaires, lorsque, se référant à l’appétit métaphysique des premiers militants ouvriers disciples des saint-simoniens, il évoque un « être voué à autre chose que l’exploitation » 16. La poursuite de ces « régimes de l’attention » qui, au terme de L’Enracinement vont jusqu’à permettre à Simone Weil de distinguer « l’ordre du monde » et « la beauté du monde » 17, est l’acte par lequel tous les plans du travail évoqués plus haut s’inscrivent dans une véritable perspective d’émancipation. Certes, si chez Rancière comme chez Simone Weil, cette connaissance est soutenue par un accès au poétique, si cet accès induit précisément pour l’un comme pour l’autre ce renversement de l’attention, elle diffère quant à la place que chacun y réserve au travail. Par essence extérieure à tout processus de travail pour Rancière, c’est dans le travail que, pour Simone Weil, cette connaissance se dévoile, et ceci dans sa forme la plus pure. Différence essentielle qui conduit chacun à conférer à cet écart de l’attention une tonalité distincte. Ainsi, s’il conduit à une « désidentification » chez l’auteur de La mésentente, désidentification dont la classe des sans classe fut un temps le point d’acmé, il se traduit chez Simone Weil par une « décréation » impliquant une toute autre relation, moins au travail lui-même qu’à la position que le sujet adopte pour advenir.

Ainsi, pour caractériser l’attention weilienne, il nous faut d’abord la rapporter au souci de faire expérience de l’acte posé par le sujet, que ce soit dans le travail ou dans tout autre forme d’agir. L’attention implique ainsi aussi bien un souci de suivre au plus près les transformations auxquelles le réel est soumis qu’une volonté de souscrire aux effets que ces transformations pourront avoir sur nous-mêmes. Si elle ne saurait être étrangère à la fonction biologique que lui a attribué Ribot 18, celle-ci tend à en être une clôture dès lors que cette fonction de réflexivité en est exclue. L’attention se définit précisément chez Simone Weil, non pas par la juxtaposition de la perception et de la réflexivité, mais dans cette forme parfaite de synthèse qui mène jusqu’au point où il devient impossible de les distinguer. On comprend dès lors assez bien l’intérêt porté par Simone Weil à la lecture dans la mesure où elle est exemplaire d’une telle synthèse. On ne met pas l’attention au service de la lecture, mais on doit se faire soi-même attention pour accéder à une lecture qui, si elle est authentique, ne saurait nous laisser indemne. Mieux encore, pour reprendre un thème désormais associé au nom d’Emmanuel Lévinas, lire c’est offrir au livre une projection inédite qui en renouvellera l’écriture comme si une langue nouvelle l’avait saisi. Exercer son attention implique ainsi qu’on consente à se déprendre de soi, qu’on se mette en position d’accueillir un inédit, quitte d’ailleurs à devoir s’extraire de toute forme de cette intellectualité orientée vers la confirmation du sujet dans ses capacités. Ce n’est donc pas le fait d’un hasard si la prière a fini par incarner pour Simone Weil le stade supérieur de l’attention. Hors même de tout postulat religieux, la prière constitue indéniablement une des manifestations les plus abouties de l’attention ; pour peu, bien sûr, qu’elle ne soit pas elle-même orientée vers une finalité pratique. Ce que Simone Weil nomme dans ses cahiers « l’attention mélangée » 19 n’est donc pas un mixte d’intériorité et d’extériorité, d’action et de passivité, mais plutôt d’intérêt et de consentement. Intériorité et extériorité participent de l’attention pure de la prière qui nous fait être transparents. La prière n’est pas un effet de passivité, mais « une action non agissante ». En revanche, l’intérêt qui est la base spirituelle et matérielle de toute conservation de soi est contraire à cette forme de consentement qui ouvre à la possibilité de la décréation. Ce n’est donc pas le travail qui est un facteur d’éloignement de la prière, mais une tension organique du travail que nous nommerons ici du nom de vigilance 20. Nous préférerons ce terme à celui de « travail aliéné » dans la mesure où cette notion, telle qu’elle est mobilisée par Marx dans les Manuscrits de 1844, implique que « l’étrangeté » 21 au produit du travail soit une source d’aliénation assez forte pour qu’on en vienne à penser que seule l’abolition du travail puisse encore libérer l’humanité. En effet, plus Simone Weil avancera dans sa philosophie du travail, plus cette « étrangeté » lui paraîtra constitutive d’une authentique abolition, pour peu qu’elle soit consciente et librement consentie par des sujets dont les conditions matérielles d’existence soient assurées.

Vigilance contre attention

Pour comprendre la valeur qu’attribue Simone Weil à l’attention – même lorsqu’elle parle de la prière – il est toujours nécessaire d’en revenir au cadre du travail régulier, de celui qui donne son rythme au cours normal du temps et dont il est le plus souvent périlleux de chercher à faire expérience, notamment en raison de ses potentialités à réifier tout sujet. À en croire Simone Weil, c’est pourtant en lui que notre capacité à faire expérience est la plus vitale. C’est par lui que l’attention portée sur la singularité de chaque acte permet ou non de s’inscrire dans cette position de décréation, en laquelle il ne faut pas voir une négation de la création, mais bien plutôt un refus de la répétition. Comme elle le note à propos des modes d’action les plus divers, rien n’est plus difficile à constituer que ce ressourcement de l’attention dans un univers où tout tend à intéresser l’attention, c’est-à-dire à lui offrir un référent propre à l’engluer dans un mécanisme où tout est répétition et performativité. L’attention doit alors se détourner, viser un autre horizon, se déjouer autant des sollicitations qui lui sont faites de finaliser son geste que des rêveries qui se traduisent inéluctablement par un renforcement de l’aliénation alors même qu’elles espéraient en constituer une évasion ponctuelle. La rêverie n’est jamais ici que l’envers de ce détournement de l’attention par l’intérêt, de cet attachement qui fait baisser les têtes, soit par préoccupation, soit par endormissement. Il faut lever la tête : cela pourrait être la pétition de principe de cette philosophie de l’attention.

L’écart entre attention et vigilance ne peut, de prime abord, que paraître minime, la tension mobilisée par l’une ou l’autre de ces attitudes pouvant s’inscrire dans une même intensité et présenter des signes extérieurs comparables. Pour les distinguer, il faut avoir recours à leur positionnement respectif vis-à-vis de l’expérience. On dira ainsi que si l’attention est indispensable à tout sujet qui souhaite faire expérience d’un acte qu’il a posé, la vigilance induit précisément la position contraire. Trois qualités expliquent cet écart qui introduit au sein de ce que Condillac appelait « la faculté de concentration » une différence de qualité :

– La première tient à ce que la vigilance soit par définition soumise à une finalité. On peut être attentif sans raison, au son d’un chant d’oiseau lointain comme à la lecture d’un acte juridique, mais on est toujours vigilant en raison d’un fait précis.

– La seconde nous rappelle que la vigilance est l’expression d’une négativité manifeste. On est attentif dans le souci de ne pas perdre une miette de ce qui nous est donné à percevoir alors qu’on exerce sa vigilance dans le but avoué de ne rien laisser paraître qui ne soit pas clairement identifié.

– La troisième, nous donne à voir de la vigilance sa disposition à s’inscrire dans un modèle commun. Être vigilant, nous destinera ainsi à retrouver dans la perception des éléments connus et attendus, là où être attentif nous conduirait à n’utiliser ces derniers qu’aux seules fins de découvrir des singularités.

La vigilance a ainsi pour fonction de mettre à l’écart tout inédit, tout ce qui compromet les certitudes du sujet, tout ce qui risquerait de le détourner de l’acte pour lequel sa vigilance a été mobilisée. Pour reprendre l’exemple de la lecture, y être vigilant signifiera qu’on s’emploie à y retrouver tout ce que l’on sait devoir y trouver ; ce sera adopter pour seule figure pertinente celle d’un livre dont l’écriture est à ce point achevée que le champ des interprétations y est déjà – et pour toujours – balisé. Être vigilant, dans un travail manuel, cela consistera à s’inscrire dans une sûreté du geste qui fait que l’habitude devient esprit, non pas au sens où, comme chez Ravaisson, l’habitude sert précisément à identifier et à accueillir tout fait nouveau, mais au contraire pour le rapporter immédiatement aux éléments connus et lui donner sa place dans une simple relation d’analogie. En clair, par sa vigilance, le sujet se refuse à faire expérience d’un acte susceptible de le transformer ; soit car il a pour volonté de rester identique à ce qu’il était avant qu’il ait été amené à l’effectuer ; soit en raison d’une nécessité qui l’aura contraint à repousser tout ce qui pouvait l’atteindre.

On comprend dès lors assez bien la raison des déplacements de dualisme effectué dans les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale 22 où l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel cède le pas devant celle du travail en conscience et du travail machinal. Du travail en conscience par lequel s’exprime l’attention, jusqu’au travail machinal où la vigilance est en chaque instant mobilisé, Simone Weil en trouve des manifestations aussi bien dans les ateliers d’usine que dans les cours d’université. Si dans les Réflexions, le personnage central demeure cet ouvrier professionnel dont elle fait l’exemple le plus parfait d’un travail de l’attention combinant travail intellectuel et travail manuel 23, la poursuite de ses recherches au-delà de son expérience d’ouvrière l’amènera à laisser évoluer son point de vue. Ainsi, dans La condition première d’un travail non servile 24, elle opère à ce propos un nouveau déplacement assez significatif dont cette opposition entre attention et vigilance est un des vecteurs essentiels ; même si, rappelons-le, cette formulation ne se trouve nulle part dans son œuvre et adopte par conséquent d’autres modes d’expression.

Dans ce texte qui date de 1941, on retrouve l’essentiel des problématisations weiliennes du travail. Le travail d’exécution – dont elle nous rappelle qu’il est « le travail à proprement dit » – possède en lui-même un élément de servitude que « même une parfaite égalité sociale n’effacerait pas. » Cet élément de servitude tient précisément dans une sorte d’extension de la vigilance qui fait « qu’on fournit un effort au terme duquel, à tous égards, on n’aura pas autre chose que ce qu’on a ». Finalement, ce travail « à proprement dit » qui se définit comme forme d’agir impliquée en premier chef par une exécution, a pour effet – voire pour projet – de transformer l’attention en vigilance. Si les règles d’un travail effectué en conscience doivent empêcher que ce processus ne soit jamais pleinement abouti, la religion totalitaire de la production parvient néanmoins à faire tomber ces limites et laisse entrevoir le tragique d’un monde où tout accès à l’attention serait rendu impossible. Pour contrer ce qu’elle nomme « le pire crime contre l’esprit », elle ne se fait guère d’illusions sur de nouvelles perspectives politiques. Elle préfère lui opposer une « cristallisation poétique du travail », qui n’est certes pas dépourvue d’implications sociales 25, mais dont le premier objectif est bien d’évaluer les conditions de ce que nous pourrions nommer une contre-vigilance. Trois types de dispositifs sont évoqués en divers passages de ce texte dont la tonalité programmatique doit être prise au sérieux. En premier lieu, est réclamée la prohibition du travail parcellaire partout où cela est possible. Et l’on sait que pour Simone Weil la localisation des impossibilités constitue déjà une façon d’évaluer les actions à entreprendre pour les faire céder. En second lieu, doit être envisagée une formation complète aux régimes de l’attention, tant en ce qui concerne les travailleurs intellectuels que les ouvriers. Les espaces réservés à la production doivent ainsi être des lieux polyvalents de formation, ce qui suffit déjà à y introduire ces éléments de réflexivité propres à toute attention. En troisième lieu, pour que l’expérience de ce travail qui comporte une part de servitude ne soit pas solitaire et ne favorise pas un esprit de soumission, des espaces de parole doivent être partout prévus et des occasions de rencontre inscrites dans l’agencement du temps.

Au même titre qu’Adorno et Horkheimer qui, dans leur exil américain, voient poindre un monde déshumanisé où consommation et production constituent les deux piliers d’une aliénation désormais définie par le refus absolu de toute contingence, Simone Weil entrevoit déjà les conditions dans lesquelles le monde va réinitialiser les voies de sa perte à venir. La guerre est un oubli passager dans une lutte continue dont la conscience libre demeure l’enjeu. Les moyens militaires mobilisés de part et d’autre, le totalitarisme policier lui-même, tendent à faire oublier que les grandes transformations en cours trouvent leur mobile partout où les hommes travaillent. C’est là une des leçons de Marx dont elle ne s’est jamais déprise ; l’une de ces intuitions géniales du maître qu’aucun de ses disciples n’a été en mesure de vraiment travailler pour la simple raison que leur inscription dans le travail était héritée de modèles bourgeois. Le monde à venir n’aura pas même besoin d’être policier, il sera tout entier tourné vers une nouvelle forme d’esclavage. Seulement, à la différence de la servitude volontaire, dont elle a découvert une première mise en lumière dans le texte de La Boétie 26, celle-ci ne laissera pas même la perspective du retour sur soi de l’intimité, de cette attitude consistant à se tenir caché du seigneur, puisque ce sera au sein même de la représentation de soi que l’aliénation viendra chercher – et trouver – ses mobiles. Les maîtres de l’époque classique usaient de la soif de reconnaissance pour asseoir leur autorité, les maîtres de l’époque moderne ont préféré s’en tenir au désir de posséder, ce souci d’étendre sa personne dans des biens concrets et échangeables. Les maîtres du travail réifié traqueront toute liberté humaine jusque dans son repli le plus intime, jusqu’à avoir transformé l’attention en son contraire, notamment en lui conférant une valeur instrumentale. Telle est la raison pour laquelle elle s’emploie à penser dans quelles conditions l’attention devrait être préservée, réinscrite comme mode d’appropriation contradictoire d’un réel qui, sans cela, serait fatalement despotique. Et ceci quelles que soient les structures politiques adoptées par la communauté pour gérer ses conflits.

Pure utopie ! Diront les nouveaux adeptes d’un principe de réalité au sein duquel la vigilance est devenue le dogme absolu. Niaiseries conservatrices ! Diront les partisans remixés de la radicalité passive des révolutions défuntes. Pourtant chacun de ces points posés par Simone Weil demeure un réel enjeu pour notre monde contemporain où le travail apparaît de plus en plus comme un privilège et une contrainte. Un privilège pour l’obtention duquel la qualité même des études est chaque jour réduite au nom d’une professionnalisation qui n’est jamais elle-même qu’un encasernement des vigilances à venir. Une contrainte qui donne lieu au sentiment constant de perte de soi, comme si le travail avait désormais pour unique vocation de contrarier toute réalisation importante de sa personnalité. La vie qui commence à la sortie du travail est une vie amputée, une vie qui ne commence jamais, une vie où l’attention est rendue chaque jour plus difficile, même envers ce qui est objet d’une passion que la sphère de l’intime chercherait à conserver pour soi. Les trésors cachés de ce monde où la vigilance est passée reine de l’agir sont désormais affaire de thérapeutes du comportement et de policiers en science de la communication. La philosophie est-elle encore en mesure de faire expérience de ce monde où l’attention, dont elle est elle-même issue, tend à faire défaut ? C’est là une question dont Simone Weil nous transmet l’inquiétude, nous rappelant qu’elle n’a de sens que dans l’engagement qui est nôtre ; tant dans la théorie, ce défilage infini des catégories qui exerce sur nous une indéniable fascination ; que dans nos pratiques les plus concrètes de ce travail qui est là devant nous et ne s’achève jamais.

Éric Lecerf

––––––––––––

  1. Dans sa thèse, L’évolution de la pensée de Simone Weil sur le rôle du travail dans la vie de l’individu et dans celle de la société, soutenue à l’Université de Grenoble II en 1997, il ajoute : « elle (la notion de travail) est comme le cœur d’une constellation de notions telles que celles de perception, de temps, de liberté, de nécessité, d’attention, d’existence, de réalité. » p. 52. ↩︎
  2. La pensée et le mouvant, Éditions des PUF, 1934, p. 2. ↩︎
  3. 3e volume des Cahiers (février 1942-juin 1942), Tome VI des œuvres complètes, Éditions Gallimard 2002, p.  ↩︎
  4. Le texte Condition première d’un travail non servile, écrit à Marseille en 1941, est à ce titre exemplaire d’une intention de traiter les contradictions inhérentes au salariat moderne, mais aussi à cette forme spécifique de l’agir humain qui relève tout autant de la sphère des besoins que de celle de la formation. ↩︎
  5. On pourrait d’ailleurs dire que, contrairement aux énoncés politiques de Hannah Arendt, c’est dans cette recomposition de la société dont le travail est support que s’exprime un souci du commun. Sans en faire, comme Rousseau, une base du langage, il n’en demeure pas moins que la sociabilité impliquée par le travail est le premier terrain d’expérimentation d’un monde commun qui ne saurait cependant se réduire à la seule sphère de ce que le dix-neuvième siècle a appelé le social. ↩︎
  6. Dans Les chiens de garde, Éditions Maspero, 1976, p. 29. ↩︎
  7. Il faudrait certes tenir compte des évolutions de la pensée de Simone Weil quant au procès de la modernité qui apparaît comme thème dominant dans L’enracinement. ↩︎
  8. Dans Les mots et les choses, Foucault pose l’existence de deux « quasi-transcendantaux » : le travail et le langage, auxquels il associe la Vie elle-même. Cependant, d’une façon qui n’est pas sans rappeler Hegel, il tend dans son analyse, à disjoindre ces questions et à reconnaître que, suite aux coups de marteau assenés par Mallarmé et Nietzsche, la seule question du langage a fini par prendre la relève des deux autres et par occuper tout le terrain de la pensée. ↩︎
  9. L’idée même que nous puissions nous dissocier de nos besoins est, comme le montre Paul-Hubert de Radkowski dans Les jeux du désir, une pure abstraction. Il est ainsi tout à fait clair que nous n’avons pas de besoins, mais que nous sommes des composés de besoins sans lesquels la vie n’est plus biologiquement possible. Le passage à cet artifice constitue néanmoins pour l’anthropologie un seuil essentiel qui ne détermine pas les conditions de possibilité de la vie, mais les conditions d’accès à cette forme singulière de vie qu’est l’existence humaine. ↩︎
  10. Ici aussi, le passage par la conscience n’est pas un mode d’accès à cette qualité du « pour soi ». Tout travail, même le plus aliéné, mobilise ce plan de l’expérience de soi ; la conscience qu’on en a n’étant jamais que l’effectuation de cette expérience. C’est d’ailleurs en elle que nous éprouvons notre capacité à transformer en éléments de conscience ce que l’expérience détourne du mouvement continu de l’existence. ↩︎
  11. On peut effectivement constater dans l’œuvre de Marx une réelle rupture à partir de sa réfutation de La philosophie de la misère de Proudhon. Critiquant la « dialectique verbeuse » de Proudhon, dont il avait admiré la verve polémique de son Qu’est-ce que la propriété, il semble en avoir tiré comme enseignement un souci de substituer la production au travail dans sa propre philosophie, abandonnant cette dernière question à des métaphysiciens qui n’en demandaient pas tant. ↩︎
  12. Parmi les nombreuses restrictions qu’il devrait être quasiment obligatoire de poser avant de se risquer à introduire une telle généralité, il faudrait certainement prendre en considération le cas d’Alain dans la mesure où il a exercé une influence sur la philosophie de Simone Weil, notamment sur des questions telles que celle-ci. En effet, si dans le chapitre VII de son Système des beaux-arts, publié en 1920, Alain s’inscrit lui aussi dans cette distinction classique entre répétition et création, il tend néanmoins à les rétablir l’une et l’autre comme relations spécifiques à la matière et, ce faisant, leur attribue à chacune la valeur d’une attitude qui ne préfigure en aucune façon les qualifications que pourra recevoir l’œuvre une fois achevée. Question qu’il traitera avec plus de précision dans les chapitres consacrés à l’architecture dans ses Vingt leçons sur les beaux-arts, publiées onze ans plus tard. ↩︎
  13. Ce qui l’oppose de façon radicale aux définitions des empiristes qui, le plus souvent, confèrent une valeur passive à l’attention. Même lorsqu’elle associera à l’attention la prière, elle lui conservera son caractère dynamique dans la perspective d’une « action non agissante » dans laquelle le travail conserve une place déterminante, bien que totalement définalisé. ↩︎
  14. Publié dans les œuvres complètes, tome I, Premiers écrits philosophiques, p. 121 à 139. ↩︎
  15. Du 4 décembre 1934 au 23 août 1935. ↩︎
  16. La nuit des prolétaires, Éditions Fayard, 1981, p. 32. ↩︎
  17. L’Enracinement, Éditions Gallimard 1949, p. 371. ↩︎
  18. Dans sa Psychologie de l’attention, publiée en 1889, où elle apparaît comme l’élément central de l’adaptation de l’homme à son environnement. ↩︎
  19. Notamment dans le cahier IX, reproduit dans le volume III des Cahiers publié dans les œuvres complètes. ↩︎
  20. Dans le langage commun, la vigilance est le plus souvent utilisée comme un synonyme de l’attention, si ce n’est qu’il induit la présence d’un danger potentiel que l’attention ignore. Vertu du citoyen pour Marat, elle s’inscrit plus aisément dans une pratique collective que l’attention qui semble, quant à elle, devoir être réservée à la singularité d’un sujet. C’est d’ailleurs à ce titre que Simone Weil emploie ce terme dans l’Enracinement (Op. cit. p. 270) lorsqu’elle se réfère aux organisations susceptibles d’exercer leur action en vue d’un bien. ↩︎
  21. Rendue par le terme d’Entfremdung ↩︎
  22. « Grand œuvre » de Simone Weil, en 1934, juste avant son expérience de travail en usine. ↩︎
  23. Le tout sur un fond de subjectivation politique qui ne va pas sans poser de problème par la quête de puissance qui est rapportée et qui peut, potentiellement, devenir instrument d’exclusion ou d’oppression. ↩︎
  24. Texte écrit à Marseille en 1941 et publié comme conclusion de La condition ouvrière, Éditions Gallimard 1951, p. 375-373. ↩︎
  25. Si cette « cristallisation poétique du travail » n’a pas pour objet de détruire cette part servitude, elle implique quelques règles pratiques telles que la suppression maximale de la souffrance physique dans le travail, l’interdiction de toute propagande consumériste ou encore l’abolition du chômage. ↩︎
  26. Voir Méditation sur l’obéissance et la liberté, projet d’article écrit en 1937 et publié dans Oppression et liberté, Éditions Gallimard 1955, p. 186-193. ↩︎

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